
Écrivain en résidence de l'ISSP, auteur et historien
Une voiture se balade maintenant dans l'espace, en route pour l'orbite martienne et au-delà, comme dans un vieux film de science-fiction. Son tableau de bord affiche l'injonction "Don't panic" (Pas de panique!) tirée d'une saga de science-fiction célèbre signée par Douglas Adams. Le coup publicitaire d'Elon Musk conjugue ainsi un exploit technique concret (l'envol de la nouvelle fusée Falcon Heavy), la science-fiction (Le Guide du voyageur galactique) et une touche fantaisiste (les automobiles Tesla ne sont pas construites pour rouler en plein vide). Musk avoue d'ailleurs lui-même que des histoires de science-fiction figurent parmi ses premières inspirations.
Nouvel écrivain en résidence de l'Institut, j'ai l'intention d'explorer dans ce blogue les rapports entre les priorités de l'Institut — la science, la société, les politiques publiques — et la science-fiction. Je pars du principe que la science-fiction est à tout le moins un moyen d'expression souvent employé pour aborder la conception que nos sociétés se font des sciences, de la technologie et du monde que celles-ci façonnent.
Ceci n'a rien de révolutionnaire. On compte parmi les précurseurs de la science-fiction le conte philosophique exploité par Voltaire. La science-fiction qui a poursuivi dans cette veine n'a pas cessé d'offrir des fables morales ainsi qu'une forme de commentaire social proche de la sociologie spontanée. L'utopie, en remontant à Platon, More et Bacon, est souvent moins en prise sur les problèmes sociaux immédiates, mais les changements proposés en disent souvent long sur les choses qui ont besoin d'être changées.
Dans un essai récent, l'écrivaine Annalee Newitz souligne les liens qui unissent la science-fiction et le fantastiques contemporains à nos préoccupations économiques du moment, sans oublier les peurs suscitées par les progrès de la robotisation. Toutefois, je souhaite examiner au cours des prochains mois une thèse plus audacieuse, qui ferait de la science-fiction un moteur de l'innovation technologique et des percées scientifiques, et non seulement une source de mises en garde pour les technophiles ou de scénarios déchaînés pour les imaginations enchaînées.
Une conception ancienne de la science-fiction en fait une forme de vulgarisation scientifique par la fiction. Pourtant, les rapports entre la science et la science-fiction sont loin d'être aussi simples que ceux qui relient la recherche scientifique à la vulgarisation. Si le point de départ des raconteurs de la science-fiction est parfois scientifique, ce qu'il en restera à l'arrivée peut l'être beaucoup moins. Néanmoins, l'imagination a une importance distincte du contenu. Si de nombreux scientifiques citent au nombre de leurs influences des ouvrages de vulgarisation, d'autres ne renient pas leurs premières amours pour la science-fiction. Même les monuments de la vulgarisation, comme la série Cosmos de Carl Sagan, n'ont pas toujours égalé ou surpassé le retentissement des succès populaires de la science-fiction, comme le film Avatar de James Cameron ou l'univers de Star Trek.
Si bien que la relation n'est pas vraiment unidirectionnelle. La science-fiction se nourrit de science, de technique et d'idées au sujet des futurs probables, mais il arrive aussi à la science-fiction d'alimenter l'évolution des techniques nouvelles qui modèlent la société par ricochet. Les cas de techniques envisagées par la science-fiction avant de faire partie de notre quotidien sont légion. Même si la science-fiction n'est pas forcément à l'origine de ces concepts, les films, séries télévisées et publications qui en relèvent auront fourni une caisse de résonance pour les faire connaître du plus grand nombre.
Comme auteur et historien de la science-fiction, je m'intéresse depuis plusieurs années à cet espace de rencontre entre la science et la société. Depuis au moins Hiroshima et l'argument formulé par Vannevar Bush pour réclamer un soutien public de la recherche, la science-fiction est reconnue comme un ingrédient des sociétés du savoir. Les amateurs et les lecteurs de science-fiction étaient nombreux au sein des scientifiques, ingénieurs et autres travailleurs à Los Alamos, à Cap Canaveral et, dernièrement encore, à Silicon Valley. Toutefois, ce n'est pas si simple d'établir un lien causal entre l'innovation technologique ou la vitalité de la recherche scientifique et la popularité de la science-fiction à tel endroit et à tel moment. Après Hiroshima, un scientifique, membre de la Federation of Atomic Scientists, proposa une explication plus sociologique de l'utilité de la science-fiction en félicitant ses auteurs, non pas d'avoir eu des inspirations géniales qui auraient désigné des pistes inédites aux chercheurs, mais d'avoir convaincu une portion substantielle du public des États-Unis que les scientifiques étaient capables de presque tout faire (Albert I. Berger, “Nuclear Energy: Science Fiction’s Metaphor of Power”, Science Fiction Studies 18, juillet 1979). Ainsi, la science-fiction ne serait qu'une des multiples boucles de rétroaction présentes dans une écologie du savoir beaucoup plus vaste. Les allers-retours en cause sont illustrés par une analyse récente de l'historien Iwan Rhys Morus.
Cela posé, la possibilité que la science-fiction soit aussi un moyen de peser sur l'écosystème de l'innovation séduit de plus en plus de gens ces dernières décennies. En 1999, l'Agence spatiale européenne se tournait vers des auteurs et des experts de la science-fiction afin de « passer en revue les œuvres passées et actuelles de science-fiction pour y rechercher les inventions et les innovations techniques qui pourraient mériter d'être développées plus avant en vue d'applications au domaine spatial », Les entreprises privées se tournent aussi de plus en plus vers la science-fiction pour réfléchir à l'avenir et préparer les designs de demain. En 2017, dans l'ouvrage Innovation, Between Science and Science Fiction, Thomas Michaud recensait plusieurs autres cas où la science-fiction était devenue une ressource pour l'innovation, sans oublier l'intérêt de plus en plus marqué des entreprises et agences étatiques chinoises pour la promotion de la science-fiction.
D'ailleurs, il n'y a pas besoin de chercher loin pour trouver les signes de cet intérêt chinois. L'an dernier, l'écrivain Derek Kunsken d'Ottawa faisait partie des auteurs de science-fiction invités de toute la planète au quatrième congrès international de la science-fiction à Chengdu, commandité par Tencent, le géant chinois de la technologie et des médias. Une délégation restreinte, dont Kunsken, a ensuite été invitée à Hangzhou, capitale de la nouvelle économie chinoise, pour se pencher sur les projets techniques d'Ant Financial (une compagnie dérivée d'Alibaba) afin de favoriser une conversation avec les ingénieurs de la compagnie et de stimuler tant des fictions inspirées par les avancées de la compagnie en intelligence artificielle que de nouvelles idées quant à leur avenir.
En tant qu'écrivain en résidence de l'Institut, je compte revenir sur ces sujets et questions dans une série de billets. La science-fiction n'est-elle qu'un élément de la caisse de résonance que je mentionnais ci-dessus, au même titre que la vulgarisation scientifique, le journalisme et les projets exploratoires de l'industrie? Ou offre-t-elle quelque chose d'unique? Raconter une histoire implique d'intégrer des découvertes scientifiques ou des innovations techniques à un monde plus ou moins différent, peuplé de personnages réalistes. L'abondance de détails humains fournis par l'auteur contribue à une plus grande vraisemblance que la description plus factuelle de scénarios économiques ou techniques. Le potentiel d'immersion de la fiction, en rapprochant le possible du réel, serait l'élément requis pour stimuler à la fois l'imagination et la réflexion.
La science-fiction exagère-t-elle les retombées négatives? Sans doute. Exagère-t-elle les retombées positives? Sans doute aussi, mais moins souvent peut-être. Ses simplifications outrancières sont peut-être nécessaires pour faire passer de nouvelles intuitions. La fiction permettrait à tous le moins de cristalliser des soucis et des conceptions du futur afin d'en faire des sujets de conversations inédites. Mais si nous reconnaissances aux histoires de science-fiction une utilité sociale et un pouvoir d'influence, il faudra demander désormais si certaines cultures nationales de l'innovation sous-estiment les contributions potentielles de la science-fiction et, aussi, qui détermine l'emploi de ces fictions.